D’ici et d’ailleurs

Réflexions

A chaque départ dans l’un de mes deux pays d’origine, mon cœur se gonfle d’amour, d’enthousiasme, de bonheur et de réjouissance. A chaque retour en Suisse, il se déchire, se remplit d’un manque, d’une nostalgie qui ne me quitte jamais vraiment et de beaucoup de souvenirs souvent trop brefs. Pourquoi? Parce que comme d’autres enfants de troisième génération d’immigrés, mon cœur est partagé entre ici et ailleurs.

Hors de chez soi mais à la maison

Ma vie est en Suisse. Mais dès que je retrouve l’air méditerranéen de l’Italie ou l’énergie vibrante de l’Espagne, c’est comme si rien d’autre n’avait jamais existé. Je ne suis pas « chez moi », et pourtant je ne m’imagine plus vivre ailleurs. Au quotidien, j’ai l’impression d’être divisée en trois, mais à chaque voyage, la pièce manquante du puzzle se remet naturellement enfin en place.

Puis les jours passent, le séjour touche à sa fin, et je dois finalement me résoudre à rentrer pour retrouver ma réalité. Je ressens alors une injustice, comme si on me retirait une partie de moi que je n’ai pas envie d’abandonner, mais qui disparaît petit à petit à mesure que je reprends ma vie ici. Je me raccroche donc aussi souvent que possible à des bribes de souvenirs, pour ne surtout pas oublier. La musique et les photos notamment me replongent dans un moment précis et me donnent l’impression d’y être encore.

Madrelingua

Mais ce qui m’ancre par-dessus tout dans cet ailleurs, c’est la langue. J’ai par exemple appris l’espagnol dans ma vingtaine. Toute la richesse culturelle du pays m’est alors apparue comme par magie. Avant, je n’avais aucun attachement à l’Espagne, comme si l’absence de langue était l’absence de culture.

« Je me suis retrouvée à la porte de cette langue. J’ai beau la parler dans la rue, je serais incapable de l’utiliser pour écrire un poème. Je l’ai donc érigée en mythe ou en une sorte de paradis perdu. »

Leïla Slimani, Le parfum des fleurs la nuit, 2021

Je n’aime pas en revanche lorsque mon grand-père maternel me parle en français au lieu de me parler en italien, parce que j’ai peur qu’il casse ce lien que je ne veux pas perdre et qu’il m’éloigne de ma culture. Mais dès qu’il revient à sa langue maternelle, en gestes et en paroles, je retrouve enfin toutes les émotions et les souvenirs qui lui sont associée.

« La langue italienne est rattachée à ma grand-mère et à toutes les émotions qui vont avec. Elle a voyagé, elle s’est cristallisée à Lausanne et évolue là où elle est restée. La vie qui lui est associée est désormais une vie fantôme, mais les émotions qui lui sont liées sont réelles. »

Ada Marra, conseillère nationale, lors de la conférence Lingua, Madre, Madrelingua, organisée par le Musée Historique de Lausanne, 2021
Une identité plurielle

« Je suis une poupée russe. Je me sens beaucoup de choses en même temps. Au final, je dirais que je me sens européenne. Je peux vivre toutes ces identités ensemble et je reste proche de chacune d’entre elles. »

Luciana Vaccaro, rectrice de la HES-SO, lors de la conférence Lingua, Madre, Madrelingua, organisée par le Musée Historique de Lausanne, 2021

En réalité, doit-on vraiment choisir? Je ne crois pas. J’apprends en effet depuis peu à ne plus voir cette identité plurielle comme un dilemme mais comme une richesse qu’il faut se réjouir de posséder. Je me sens chez moi ici comme ailleurs. Il n’y aucun choix à faire et je ne renonce pas à une partie de moi si je m’établis dans une ville plutôt qu’une autre. J’ai eu la chance de me construire entre plusieurs cultures. Elles ne s’opposent pas mais se complètent. Comme les pièces d’un même puzzle.

Sources

La réflexion autour de la langue et de son lien avec la culture a été inspirée par les propos de la conseillère nationale Ada Marra et de la rectrice de la HES-SO Luciana Vaccaro, lors de la conférence Lingua, Madre, Madrelingua organisée par le Musée Historique de Lausanne en décembre 2021.

Les photos ont été prises à Madrid, Rome, Lausanne et Séville.

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