J’ai eu, et je n’ai plus

Réflexions

Je ne compte plus les fois où, à la fin d’un repas de famille, j’écoute avec admiration, envie, et parfois même une pointe de jalousie, les histoires de jeunesse de mes parents dans les années 1980. Libres et dans leur vingtaine, ils parcourent le monde, à une époque où l’on ne découvre un pays qu’en partant l’explorer. Les informations circulent moins vite, et les quelques photos des paysages indiens, américains, espagnols ou encore anglais ne s’observent qu’à la lecture de livres ou de guides touristiques.

Mes parents se laissent subjuguer par l’Inde et le Népal, sans aucune information préalable, et je peux sans aucun doute affirmer que ce sentiment m’est totalement inconnu.

J’écoute avec attention ces récits, et ne cesse de me répéter quelle chance ils ont eu de pouvoir véritablement partir vers cet inconnu. J’imagine le sentiment d’aventure, de peur probablement, et d’excitation qu’ils éprouvent dans un aéroport ou sur le quai d’une gare. Ils n’ont pour bagages que leurs affaires, un guide touristique, une carte, l’appareil photo de mon père, et aucun téléphone ou autre moyen de communication. Quelle sensation unique de savoir que l’on s’apprête à se couper de son pays, de sa famille et de ses amis, le temps d’un voyage. Mes parents se laissent subjuguer par l’Inde et le Népal, sans aucune information préalable, et je peux sans aucun doute affirmer que ce sentiment m’est totalement inconnu.

Ces aventures à l’étranger prennent place dans une réalité que je ne connais pas : celle d’une jeunesse dans les années 1980, où la fête lausannoise s’arrête à 2h00 du matin (car les boîtes de nuit ferment tôt), où un billet d’avion coûte un demi salaire, et où l’immédiateté et l’abondance n’existent presque pas. Alors au milieu de ces magnifiques souvenirs de voyages, ils se rappellent également de cette frustration, résultat de l’envie qu’ils ont de faire tellement plus. Le feu de la vingtaine les habite, mais se heurte aux barrières de la réalité de l’époque.

Je ressens une lassitude constante, conséquence d’un ennui inexistant.

Je sais que nous n’avons pas vécu les mêmes jeunesses. La mienne est riche et sans frontière : je voyage, n’importe où et n’importe quand, fais la fête tout le temps, et je n’arrive pas à me souvenir du dernier week-end passé chez moi. Cependant, je ressens une lassitude constante, conséquence d’un ennui inexistant. La leur en revanche est faite de frustrations, et d’une liberté qui se voudrait plus grande. Ils sont en ébullition, et je rêverais de savoir ce qu’on ressent le jour où ça explose.

Mais aujourd’hui, privée de tout ce que je croyais acquis, je retrouve et apprécie ce qui m’a trop longtemps ennuyée.

Et puis, en mars 2020, mes questions ont trouvé leurs réponses. La crise sanitaire qui frappe le monde me plonge dans l’inconnu et m’ôte mes repères.* Aujourd’hui, un simple pique-nique au bord du lac me remplit de bonheur. Tout redevient nouveau, je repars de zéro et recommence. Les voyages et activités du quotidien du monde d’après auront enfin une nouvelle saveur. Privée de tout ce que je croyais acquis, je retrouve et apprécie ce qui m’a trop longtemps ennuyée. Il y a deux ans encore, je vibrais par procuration lorsque mes parents racontaient leur interrail en Espagne. Le pays est en pleine transition démocratique, au début des années 1980, quelques années après la mort du général Francisco Franco. Ils ont tout juste vingt ans, et sont sur le point de vivre la Movida, mouvement culturel créatif qui touche l’Espagne à cette période. A l’époque, je ne pense pas à ce qui vient « avant » l’effervescence engendrée par la redécouverte de liberté. Mais désormais je sais, je trépigne, et j’ai tellement hâte que ça explose.

* Je parle ici d’un point de vue occidental. Je ne peux imaginer ce que traversent les pays et populations, en Suisse également, moins aisées et chanceuses. Il ne s’agit que de mon ressenti à mon échelle.

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